Histoire d’un conflit social

  1. Une mécanique « conflictuelle » banale…
  2. Un conflit social à l’issue instable, car imposée
  3. A quoi bon le dialogue social ?

« Qui me contredit m’instruit »  affirmait Montaigne. Doit-on, comme certains, considérer qu’en soi, le conflit est enrichissant ? Doit-on, comme certains, dire que le progrès a besoin de désaccords, de confrontations, de la création de rapports d’adversité ? Ce serait non pas le conflit, mais la peur du conflit, le refus d’accepter le désaccord qui pourraient expliquer que des conflits puissent générer de la tension, de la violence, voire de la haine. Doit-on considérer que le conflit est la conséquence d’une accumulation d’incompétences relationnelles ?

L’actualité sociale au fil des siècles pourrait sembler donner raison aux partisans du «  conflit, porteur de progrès ». Que seraient nos rapports sociaux sans les divers mouvements de revendications ayant émaillé notre histoire? Mais ne serait-ce pas plutôt l’empreinte laissée d’une réalité déformée ?

Je me garderai bien de rapporter mon propos aux mouvements sociaux actuels contre «  la loi Travail », mouvements dans lesquels nous retrouvons pourtant nos habituels rapports d’adversité… et tout autant de violences et d’outrances diverses. Je préfère renvoyer au déroulé d’un conflit social banal et en principe résolu.

Je me suis intéressé au conflit social ayant opposé un des leaders français de la production de viande à ses salariés. Tout au long des 4 semaines de conflit, celui-ci m’a paru être une illustration de la stratégie du rapport conflictuel exacerbé, c’est-à-dire basé sur des rapports de force, d’adversité. Chacun des protagonistes a cherché à gérer le conflit…mais pas à le résoudre.

A noter la structure sociétale de l’entreprise qui emploie 5000 salariés, dont plus de 2000 sur son site principal : une coopérative regroupant des éleveurs et connaissant un faible taux de conflictualité.

1) Une mécanique « conflictuelle»

Fin février 2016, estimant les discussions sur le sujet closes, la direction de la coopérative décide un gel des salaires et un recalcul des primes d’ancienneté et du 13ème mois -mesures estimées justes et nécessaires pour la sauvegarde de la filière. Début mars 2016, prenant appui sur l’environnement économique, le Directeur déclare : « une crise profonde touche l’élevage. En amont et en aval, il faut être solidaire (…) » ; il rejette toute possibilité de retirer le projet et d’ouvrir de nouvelles négociations.

Face à la position tranchée de la direction, des salariés se mettent en grève, estimant « faire leur part de travail et défendre juste leurs droits ».

Sur demande du préfet (suite à démarche syndicale), la présidente de la chambre d’agriculture départementale convie les parties à une réunion de médiation. Les dirigeants de la coopérative ne s’y rendent pas ; pour eux, ce type de réunion n’a pas de sens si la crise de la filière n’est pas clairement posée.

Nous assistons alors à une accélération émotionnelle dans l’élévation du conflit chez les salariés, populations et élus locaux. Le directeur de la coopérative évoque auprès du préfet un risque de confrontation entre éleveurs (adhérents à la coopérative) et grévistes. Le préfet qui déconseille toute incitation à une telle confrontation, évoque une intervention de ses services du travail et services vétérinaires dans les locaux de la coopérative. De leur côté, les syndicats saisissent l’inspection du travail pour faire constater une « entrave à la procédure de négociations salariales annuelles obligatoires ».

Mi-mars, les pressions s’accentuant sur la direction de la coopérative, celle-ci accepte d’échanger avec les représentants du personnel sur leurs propositions de fin de conflit, sous réserve d’une levée des barrages filtrants. Le soir même la reprise du travail est prononcée. Un compromis est trouvé avec un champ de négociation élargi au regard du conflit initial qui portait sur le point salarial et indemnitaire.

Fin mars, à la première réunion préparatoire aux négociations, le compromis vole en éclat : les syndicats ne veulent rien perdre sur le 13ème mois. La direction accorde une conférence de presse pour la première fois et déclare  : « les syndicats ont fait le choix de réengager le chemin du conflit. L’accord du 11 mars est caduc (dont l’étalement des retenues sur salaires pour fait de grève). Si (l’entreprise) n’est pas capable de se reformer par le dialogue et la négociation, l’entreprise est menacée et des centaines d’emplois le seront aussi très rapidement ». Discours économique conforté juridiquement suite au référé ordonnant la levée des blocages des accès aux sites ; des tensions apparaissent entre grévistes et éleveurs adhérents qui commencent à réagir aux débrayages et baisses d’activités des sites.

Début avril, la direction accentue sa pression en subordonnant la reprise des négociations à la levée sans condition de la grève et en rencontrant directement des salariés hors présence des syndicats « parce que l’on veut vraiment vous écouter ». Le jour même, la reprise du travail est décidée avec en parallèle la poursuite des négociations jusqu’à fin juin sur la base de l’accord-cadre présenté par la direction.

2) Un conflit social à l’issue instable, car imposée

Ce qui ressort du conflit est le caractère trop souvent habituel, voire normé, de la confrontation sociale. Chacun campe sur des positions qu’il estime essentielles et ce jusqu’à ce que le rapport de force bascule en faveur d’un côté ou de l’autre et impose une issue. Tant côté employeurs que côté salariés, les rapports d’adversité sont souvent considérés comme des phases obligées d’une stratégie sociale gagnante.

Si l’on reprend le déroulé des événements et sans se prononcer sur le fond des débats, le conflit évoqué est somme toute banal :

2-1 La direction

La direction déclenche le processus de confrontation avec surenchères en mettant fin unilatéralement aux négociations en cours avec les représentants du personnel, prenant le risque de déclencher une réaction de la part des salariés afin de faire avancer son projet….sans en connaître réellement la nature et l’ampleur, mais l’estimant nécessaire économiquement, donc non négociable.

A ce passage en force, comme de bien entendu, les salariés réagissent et se mettent en grève à la demande de leurs représentants du personnel. Le cercle des parties prenantes au conflit s’élargit à l’Etat (en demandant notamment la nomination d’un médiateur et en élargissant leurs revendications aux conditions de travail et d’hygiène), aux élus locaux et régionaux, à la population locale, aux éleveurs et clients de la coopérative.

Les salariés entendent de la sorte faire peser sur la direction une contrainte à la fois financière, puisque bloquant l’activité de la coopérative, juridique et politique. Ils entendent inverser le rapport de force en leur faveur, à un moment où la direction estime que sa position suffisamment solide pour refuser toute reprise des négociations, ainsi que la médiation proposée par le préfet. A ce stade du conflit, les salariés marquent des points : une reprise des négociations entre représentants du personnel et direction est décidée, reprise plus subie que voulue par la direction de la coopérative, face à la pression sociale et préfectorale.

La phase première du conflit peut donc être considérée comme se concluant en faveur des salariés et de leurs représentants : outre un élargissement des points ouverts à la négociation, ils obtiennent le maintien du calcul de leurs primes d’ancienneté et un étalement des retenues pour grève.

2-2 L’intersyndicale

L’intersyndicale, s’estimant toujours dans un rapport de force favorable lors de la réouverture des négociations, élève d’un cran la pression sur la direction en appelant à la reprise du conflit car ne voulant « rien perdre sur le 13ème mois ».

Cette prise de position des syndicats relance le conflit et la dynamique de la surenchère. Ainsi, la direction quitte le terrain technico-économique sur lequel elle était jusqu’à présent afin de démontrer le bien fondé de son projet,  au profit du terrain contentieux, de la communication médiatique et de proximité :

  • elle engage une procédure en référé contre le blocage des sites et obtient gain de cause ;
  • elle parvient à mobiliser les éleveurs et organise une conférence de presse sur le conflit, ses enjeux – communiquant enfin auprès des élus et autorité de l’Etat
  • elle s’adresse enfin directement aux salariés dans les ateliers –conditionnant la reprise de négociations à une reprise du travail sans condition.

La contrainte financière et l’incertitude sur le devenir de leurs emplois font que les salariés choisissent de reprendre le travail, sans autre engagement de la direction qu’une poursuite des négociations.

La phase deuxième du conflit voit donc le rapport de force s’inverser au bénéfice de la direction de la coopérative.

2-3 Au final qui peut prétendre avoir gagné dans ce bras de fer salariés/direction ?

  • La direction  de la coopérative ?

A court terme certes, puisqu’elle a réussi à imposer une fin au conflit et donc au blocage des sites et de l’activité. Toutefois, elle ne doit pas oublier qu’elle-même lorsqu’elle s’est vue imposer un compromis, n’a eu de cesse d’en sortir; elle n’a aucune assurance que les tensions s’apaisent à l’issue des négociations en cours, car le conflit social a créé un rapport de défiance chez les salariés et les organisations syndicales qu’il sera difficile d’inverser.

  • Les salariés ?

Leur ressenti est profond à l’encontre de leur direction et ce ressenti va demeurer pour le moins jusqu’à la conclusion des négociations en cours entre leur direction et leurs représentants du personnel. Le ressenti global vis-à-vis de la direction est négatif. Tout en comprenant les difficultés de la filière, les salariés ne se sont pas sentis écoutés, mais plutôt méprisés et manipulés par la direction dés le départ. Il y a une perte de confiance dans la direction de la coopérative. Le moindre point d’accrochage lors des négociations en cours, voire au-delà, pourrait provoquer une reprise du conflit.

Il en est de même chez leurs représentants du personnel et syndicalistes pour qui la direction est dans un rapport de défiance. Ils seront donc très vigilants lors des négociations en cours, d’autant qu’il y va également de leur crédibilité auprès des salariés –certains leur reprochant leur intransigeance.

3) Et le dialogue social dans tout ça ?

Ne faut-il pas conclure encore une fois à l’effet stérile dans le monde du travail de la mécanique relationnelle reposant sur un rapport d’adversité à responsabilité partagée ; rapport d’adversité qui alimente en permanence la pompe à surenchères….qui, elle-même, s’autoalimentera tant qu’un rapport de confiance ne se sera pas (re) établi entre les deux parties de façon à permettre la mise en place d’un réel dialogue social.

Ne dites pas qu’il s’agit de pure utopie. Ainsi le groupe volailler DOUX est passé en quatre ans d’une situation économique et financière critique à un taux de croissance de 8,5% en 2015. La recette ?

Si l’on en croit à la fois Arnaud MARION (patron du groupe)) et les membres du comité central d’entreprise (dont son délégué CGT), cela tient à l’instauration d’un dialogue social équilibré, ouvert, transparent et respectueux de l’autre. Bref, des relations sociales sur fond d’altérité qui ont fait que, comme le déclarait Arnaud MARION à l’occasion de son départ en mars 2016, la sauvegarde du groupe ne s’est « pas faite par la seule finance, mais par le social. Avec le soutien de tous les salariés » et ce alors même qu’un plan social très dur avait du être mis en place.

« Qui me contredit, m’instruit », peut être source de progrès certes, mais dans un rapport d’altérité, donc respectueux de l’autre –ce qu’un médiateur professionnel peut aider à mettre en place par le développement de la qualité relationnelle, car il a été formé pour cela..